Préface

Le graffiti urbain, souvent associé au hip hop, prend ses quartiers dans la culture underground. Le graffiti – le vrai, le vandale, celui qui naît la nuit, qui s’impose le jour –, le bien-pensant ne l’aime pas franchement. Il le trouve vulgaire, car il est la parole de celui qu’on n’entend pas, celui qu’on cache. Il viole l’esthétique du haut-standing architectural, il s’impose au regard de ceux qui préféreraient les ignorer.

Certes, le graffiti urbain se rencontre majoritairement dans les banlieues, les zones industrielles, sur le réseau routier ou ferroviaire, des zones de laideur, de béton, de bruit et de friches délaissées. Mais c’est d’abord face à cette esthétique confisquée que le geste s’impose : inscrire ma voix sur l’asphalte, rendre au ciment des couleurs et au crépi de la profondeur. “Tu m'emprisonnes dans la disharmonie que tu m’accuses de créer ? Je danse sur le bitume gris dans lequel tu m’emmures.” Un graffiti urbain, c’est un nom, une insulte, un dessin, c’est crier : j’existe et j’exige une place ; c’est annoncer : tu me vois, malgré toi ; c’est s’acclimater, prendre place dans son environnement, le faire te ressembler.

Il fait partie d’une caste à part, pas toujours considérée par les esthètes, mais dont le succès populaire impose le respect, au point désormais d’affoler les amateurs de galeries qui pourtant les répugnent dans la ville.

Pour moi, tout vient de là : un artiste namurois (dont le blaze était LDR1) a un jour participé à un concours de créations artistiques organisé par des mécènes (dont la RTBF) et leur a soumis un graff réalisé sur toile. Autant le jury a pu apprécier le style, autant ce dernier lui a reproché de ne pas avoir peint et exposé un bout de mur fait d’une dizaine de parpaings. Et c’est toute la question de l’art du graffiti : c’est un art, qui se départit difficilement de son support. Il faut qu’il soit visible mais discret, qu’il s’impose sans être désagréable. Et bien trop souvent le message des instances culturelles est le suivant “Restez bien en dehors des galeries d’art, restez dans la rue et n’en faites pas trop. On peut vous proposer des murs qui vont être abattus, quelques façades ou parkings plus pérennes, mais rien de plus” Grosso modo. À l’inverse parfois certains street artistes, même conviés, ne sont guère partant à intégrer le “cube blanc.”

En s’exprimant ainsi, tout le paradoxe de l’art de rue comme Art saute au visage des artistes.

Et pourtant, cette discipline bien souvent personnelle, poétique, inattendue, travaillée selon son cœur et ses armes, est portée par des artistes surprenants, passionnés qui prennent beaucoup de risques, pour n’en tirer que la satisfaction du travail exécuté. 

C’est pourquoi avec Cinqmille, nous avons à cœur de vous parler d’une sélection non-exhaustive de créateurs, artistes, graffeurs namurois, qui nous interpellent, qui nous parlent, qui retiennent notre œil. De leur démarche, de leur travail, nous ne connaissons que ce que nous avons vu. Et pour le premier article de ce cycle, nous avons jeté notre dévolu sur un graffeur que nous ne connaissons pas, mais qui est apparu, un jour d’hiver, par son œuvre, dans notre champ de vision.

Mais comment remonter la piste d’un artiste qui œuvre en “vandale” ? Comment le débusquer quand ses peintures ne sont pas signées ? Pour ce premier article, nous nous sommes lancés à la recherche de ce graffeur, dont le travail nous a largement interpellé, passionné. Sans savoir qui il était, nous avons rapidement constaté que son champ d’action était le grand Namur. C’est pourquoi nous nous sommes lancés à ses trousses, et que nous vous livrons notre enquête. 

 

Chapitre 1 : “L’inconscient évident”

Ce sont des créatures fascinantes. Dans les zones industrielles, suburbaines et urbaines qui naissent dans l’ombre lors d’une retraite solitaire. Des compositions colorées, discrètes, tapies, dans les coins des îlots bétonnés qui décorent nos routes. Aux abords des villes et des chemins, immobiles. Elles appellent à l’attention, subtilement par leur force tranquille.

La première fois, c’était en 2020. Au moment où le monde était à l’arrêt, à Flawinne, près du Parc à conteneur. La tête vide, je passe devant une cabine électrique avec des formes très graphiques peintes dessus. Sur le moment, je me dis que le noir, le bleu et le jaune se battent un peu, mais par contre j’aime vraiment le coté épuré et très graphique. Ces aplats de couleurs m’intriguent, divergent de ces graffs dégradés et nuancés qu’on a l’habitude de contempler. Je me rapproche. C’est bien de la bombe, du spray. Pas de la peinture. Je suis interpellé par le fait que la cabine comporte aussi la signature de Thierry Jaspart (artiste abstrait largement connu pour le concept “Je suis partout”). Faite à la bombe également, mais rouge, à main levée, la signature de Thierry Jaspart dénote un peu, mais est présente au même endroit. Est-ce que c’est lui l’auteur ? Sur le moment, le lien me semble simple.

Tels des oiseaux nocturnes nichés inertes sur leurs poteaux, ces dessins ne sont pas apparus de manière évidente, ils se sont portés au regard furtivement. Comme quelques stimuli visuels subliminaux qui se marquent dans l'inconscient.

Cabine à proximité du recyparc de Flawinne
Cabine à proximité du recyparc de Flawinne

Dans les jours qui ont suivis, je suis le passager de la camionnette qui m'emmène travailler à Andenne. On prend la E42 à Rhisnes. Mon regard se perd dans les paysages qui défilent à vive allure. Lorsque soudain il apparaît. 

Un graff coloré, graphique, discret, sur le tablier d'un pont
Un graff coloré, graphique, discret, sur le tablier d'un pont
Il est composé d'un triangle et deux trapèzes, de 3 couleurs
Il est composé d'un triangle et deux trapèzes, de 3 couleurs

Un graff discret, graphique, minimaliste au possible, juste là sur le coin du pont. Mes yeux s'ouvrent grands ! Mais trop tard pour regarder, les 120 km/h de la camionnette nous ont déjà largement fait dépasser le pont. Ça me laisse juste une empreinte sur la rétine. Mais à peine le temps de reprendre mes esprits que la camionnette approche d’un nouveau pont surplombant l’autoroute. Et là… le flash. Un nouveau graff. D’autres couleurs, d’autres formes. Mais tout aussi coloré, simple et intrigant. Ça y est ! Mon œil et mon cerveau ont vu ! 

L'œil ne retient qu’une partie infime de ce qui est face à lui, seulement ce qui l’intéresse, ce qu’il cherche, ce qui fait sens, ou ce qui ne fait pas. Comme le regard d’un rapace immobile, réfléchissant, hypnotique qui le fixe et vient déposer sa lumière dans les ténèbres qui envahissent son champ de vision. 

 

Chapitre 2 : “L’obsession”

L'œil du navetteur a vu de nombreuses fois les mêmes formes, les mêmes couleurs, les mêmes volumes, leur même évolution du paysage dans un certain champ de vision. Mais quand a-t-il commencé à percevoir, à porter des images communes pourtant, à l’intelligible ? C'est la démultiplication, la réception répétée et déplacée de ces mêmes marques graphiques dans l'environnement qui les font remonter lentement vers le conscient. 

Ces marques s'imposent en nous, elles deviennent autonomes, s’infiltrent partout, tout le temps, il est impossible de ne plus en faire acte. Telle une obsession, presque contraignante, irrésistible, l’esprit se demande pourquoi celles-ci plus que d’autres se sont finalement imposées ?

Les jours passent, je ne peux plus prendre ma voiture sans scruter les coins de l’intégralité des ponts que je croise. Je les vois, de plus en plus. Je ne peux me retourner à chaque fois, parce que bien souvent c’est moi qui conduis. C’est pourquoi j’explique aux gens qui m’accompagnent et qui me regardent du coin de l'œil comme si je devenais fou. 

Des triangles cachés dans un abri discret à Jambes
Des triangles cachés dans un abri discret à Jambes

Cette sensation liée au côté “partout” me ramène systématiquement à Thierry Jaspart. J’ai envie d’en faire un article. Ce genre d’obsession, on ne peut les résoudre qu’en menant l’enquête.

Mais c'est difficile de faire ça seul. C’est là que la personne qui écrit les lignes en italique de cet article, admiratrice des images sobres mais fortes et des mystères, accepte de se lancer dans cette recherche également. Ces réflexions seront les nôtres.

 

Chapitre 3 : “Chemins de remembrements”

La première étape est de les repérer, marquer leur emplacement, les observer, les décrire pour mieux les reconnaître. En effet, ils sont discrets, sobres, minimalistes pour la plupart, et surtout non figuratifs. Ce sont majoritairement des petites compositions graphiques, des formes géométriques juxtaposées les unes aux autres, en triangle ou en bandes obliques. Dans des couleurs majoritairement ternaires (ou mélangées), parfois utilisées seules, parfois très bigarrées, mais toujours agencées selon la forme de l’objet sur lequel il est apposé et ses abords (cabines électriques ou cabanons haute tension, ponts, murs en ruines, cabines d’extraction d’eau, bâtiments industriels, ...). L’intérêt premier semble donc d’abord de rendre d’insignifiantes constructions un peu plus raffinées. Sans histoire, sans narration, sans signature, sans fioritures, sans virtuosité ; juste en soulignant les formes préexistantes, les emplacements et le caractère architectural des constructions les plus fonctionnelles. Et en ajustant juste un peu notre regard par la couleur sur nos paysages urbains dénaturés. Un petit bijou de rareté dans le milieu du graff. 

Pas le choix, si on veut tous les repérer c’est en voiture qu’il faut se déplacer. On prend l’autoroute, direction Andenne. Le premier graff apparaît.

Il faut pouvoir faire demi-tour et le prendre en photo. On aimerait voir s’il est signé. Le voir de près. La première sortie est assez éloignée. On sort de l’autoroute. Le but ? Retrouver deux ponts et une cabine électrique que nous avons repéré. Notre aventure nous amène à un premier chemin de remembrement. 

Le genre d’endroit où certains s’arrêtent pour se poser le soir avant de rentrer chez eux et de retrouver la pression familiale. Un espace tampon, une respiration entre taff et maison. Une allée qui mène tout droit vers le non-humain, le vivant, la poésie et le paysan. Symbole d’une cohabitation difficile entre campagnard et routier. Entre vitesse et lenteur. On y prête jamais attention, on y accède entre des arbres et des buissons. On y gare son véhicule - notre proie conduit assurément, on se dit - suffisamment loin pour être à l'abri des regards, mais pas trop pour ne point s’embourber. L’audacieux qui s’y aventure s’avance mesurément, dans la pénombre.

Nous sortons de la voiture, et tout en discutant nous faisons face à notre premier pont. Nos regards s’émerveillent. Enfin le voici. 

 

Une des peintures sur un pont de le E42
Une des peintures sur un pont de le E42

La cabine n’est pas loin. On se rapproche. Juste assez pour sentir l’appel d’air des voitures. Ma copilote me lance “J’ai jamais été aussi proche d’une mort certaine”. Effectivement notre graffeur doit aimer le risque. Même si au moins 3 mètres nous séparent de la circulation, cette petite dose de danger un peu grisante est bien présente. Un logo étrange est affiché sur la cabine “SOFICO”. Encore un nouveau nom pour une partie du SPW, probablement le nouveau nom du “MET”. Mais du coup est-ce un agent de la SOFICO un peu zélé qui aurait pris de la peinture et aurait proposé de décorer les ponts ? Même si l’on trouverait ça très drôle, pour le moment ça nous semble peu probable. 

Une cabine peinte sur le E42
Une cabine peinte sur le E42

Rapidement, nous nous mettons à suivre les ponts. Et partant de Fernelmont et en repartant vers Namur. Ma copilote fait preuve de talent pour nous trouver des chemins qui nous amènent aux bons endroits. 

Certains des graffs ont l’air plus anciens, rustres, écumés, moins aboutis, mais d'autres sont beaucoup plus nets, harmonieux, recherchés, dont les couleurs sont plus nuancées sur leur piédestal bétonné. Il est déjà certain que notre artiste évolue dans cet environnement depuis un moment. 

Alors que faire ? Heureux de nos découvertes, en dégustant un Orval, on choisit d’explorer, de recenser, les œuvres similaires qu’on croise. On veut découvrir son champ d’action. Est-il namurois ? Ça peut, étant donné la zone couverte. Mais pas certain. 

Et pendant les jours qui ont suivi nous nous sommes mis à lister chacune des peintures que nous croisions. Sur la E42, la E411, la N4, le Ravel, etc. 

Et tu sais quoi, cher lecteur de Cinqmille ? On te propose de découvrir cet artiste comme nous l’avons fait, mais nous t’avons un peu prémâché le travail avec cette carte interactive des graffs que nous avons listé. Nous sommes persuadés que nous en avons manqué plein, c’est pourquoi tu peux toi aussi ajouter ceux que tu repères !

N’hésitez pas à la compléter en marquant précisément le lieu et en ajoutant une photo pour appuyer vos trouvailles. Attention pour pouvoir modifier la carte vous devez être enregistré avec un compte Google.

Carte interactive
Découvrez et complétez la carte interactive en cliquant sur le lien dans le texte

Dans le prochain épisode :

Vous découvrirez comment nous avons mené l’enquête pour remonter la trace de notre graffeur. Est-il réellement namurois ? Est-ce Thierry Jaspart ? Est-ce que nous allons réussir à remonter sa piste ? Arrivera-t-on à l’avoir en interview pour Cinqmille ? Tout ça et plus encore, c’est dans le prochain épisode de votre enquête de l’été. 

Publié le 14 Août 2023 par
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Médiation - Expositions - Arts contemporains

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