Ceci n’est pas du slam
À propos de caillasses et de poésies
Quelques notes sur le livre de Joëlle Sambi
Par Roland Devresse // Illustration : Alicia Long
Le slam n’existe pas. Comme le rap. Comme la chanson populaire. Rien de cela n’existe. Moderne obsession que de renommer l’archaïque comme pour mieux le vendre à nouveau.
Non le slam n’existe pas. Seule existe la poésie. Ça peut bien rassurer le grand ON de caser les poètes dans un genre populaire pour mieux les écarter de la gamelle du grand classicisme. Ça peut bien les rassurer de se dire qu’un racisé ça slam, ça rap, ça groove, mais ça poétise pas.
Il faudra un jour faire une généalogie de la poésie.
Cette généalogie de la poésie dirait: la poésie c’est le souvenir des pas cadencés du chasseur, de la chasseuse, du cueilleur, de la cueilleuse. C’est le souvenir des chants qui rythmaient les longues veilles au coin du feu. La poésie c’est le rythme en nous qui persiste depuis le fin fond des âges et refuse de s’éteindre. La poésie c’est l’élan vital qui épouse la pulsion de mort.
Le livre donc n’en est que la mort embaumée. ON n’a pas inventé l’alphabet pour les poètes mais pour que les commerçants puisse tenir registre.
Joëlle Sambi pour sûr est une casseuse-cueilleuse. Sa poésie n’embaume pas la mort – elle parle de la vie directement vécue. C’est-à-dire des fleurs qui naissent après la pluie. C’est à l’essence même de la poésie qu’elle touche car cette poésie là préfigure les mains alliées – les siennes se tendent pour faire communauté. Car la poésie c’est ça: le désir chantant de faire communauté.
Elle dit: je suis un monstre. Elle a raison. Et ses mains et sa voix et ses mots sont une invitation: monstres du monde entier, unissez-vous!
Dans cette époque sans époque la singularité se paye au prix de la monstruosité. Car le monstre toujours est l’enfant des foules et du doigt qui désigne. Contes et mythes nous avaient prévenus: toujours le monstre est trop grand ou trop petit, trop beau ou trop laid, trop gras ou trop maigre, trop libre ou trop enchaîné. Pourvu qu’il soit de trop. C’est parce qu’il habite le silence que rugit le monstre. S’il habite le silence c’est que le monde entier se fait écho de son étrangeté. Pour survivre il lui faut se confondre avec le furieux murmure – se faire à son tour grand vent. Harmattan qui érode montagnes et palais pour qu’ils redeviennent simples débris collatéraux.
Que leurs souvenirs soient caillasses.
L’étrangeté c’est simple, c’est quand on est privé de communauté et de territoire – de territoire-communauté. Celles et ceux qui oppriment sans papiers, racisés, transpédégouines, ne tentent au fond que d’éloigner ce fait qui les angoisse – depuis que l’humain s’est répandu partout il n’est plus de lieux où il ne soit étranger. Le monde lui est donné tel qu’en lui-même sans qu’il ne puisse y laisser les traces qui font l’habiter. Il lui faut alors conjurer la peur de la perte – du territoire, de la communauté. Il tente donc de combler leur absence aux mondes et à lui-même en rendant impossible la présence de l’autre.
Mais c’est trop tard. Voici venue la vaste conspiration des monstres qui battissent des mondes. Internationale inquiétante, étrange sabbat de lécheuses de chattes, de suceurs de bites, de black blocks non binaires, de féministes qui en ont rien à foutre de ton avis, de damnées qui à leur tour condamnent. L’internationale monstrueuse est là, aux aguets, prête à renverser ce monde au premier signe venu.
Ennemis de l’étrangeté prenez garde. Nous veillons, nous avons des armes dont vous ne soupçonnez pas la puissance. Nous sommes les virus d’une pandémie d’amour et d’anarchie aux multiples variants. Et Joëlle, ma sœur caillasse, en est une des incontestables hérauts. Parce qu’elle sait faire confiance à plus jeune qu’elle. Parce qu’elle sait sourire en souhaitant la mort. Parce que Farah, Marie-Paule, Rokia et Sotto. Parce qu’elle est l’annonce d’un monde sans marge depuis que le centre se ronge de lui-même. Parce qu’elle a la mémoire aussi longue que la multitude des violences sur nos corps. Parce qu’elle vit bien haut ce qui à peine ose se dire plus bas.
Parce qu’elle incarne, comme d’autres, l’intuition de Baudelaire: même le mal a ses fleurs.
Et qui ne sait pas voir la beauté des monstres ne sait tout simplement pas voir la beauté. Allez sœur caillasse, continue donc de dire les fleuves qui s’écoulent. Fleuves de Cyprine ou fleuves du Congo. On va continuer d’emmerder en aimant. D’aimer en emmerdant.
On aime. On vit. On emmerde. Tant pis si ça dérange.
Allez viens sœur caillasses
on va bâtir des mondes
et ça sera bien
Roland Devresse
Illustration : Alicia Long